Avant même de pénétrer dans les bâtiments, le décor nous transporte dans un autre temps avec, en fond sonore, les coups sourds du marteau sur le cuir. Les tanneries étaient nombreuses à Saint-Léonard de Noblat. L’activité, attestée dès le XIIème siècle, perdure à la tannerie Bastin & Fils.
Labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant en 2005, la tannerie Bastin & Fils perpétue un savoir-faire acquis depuis plus de deux siècles. Créée en 1806 à Panazol, elle s’installe en 1892 au Moulin Follet, au bord du Tard à Saint-Léonard de Noblat, suite au mariage entre Marcelin-François-Aimé Bastin et Louise Faurien, tous deux descendants de familles de tanneurs. Grâce au tannage végétal extra-lent, cette tannerie maîtrise un savoir-faire sans équivalent dans l’Hexagone. Reprise en 1981 par l’un de ses clients, elle est encore aujourd’hui détenue par J. M. Weston, célèbre fabricant de chaussures, qui cherchait alors à pérenniser ses approvisionnements en qualité et de proximité. La tannerie se situe à une vingtaine de kilomètres seulement de son atelier de Limoges. « Cela a encore plus de sens aujourd’hui » remarque le directeur Sébastien Mariel. Circuit court oblige…
Dans ces bâtiments chargés d’histoire, on travaille les peaux de vaches avec la même recette qu’autrefois, une recette jalousement gardée par les onze salariés. Si le tour de main reste secret, les ingrédients sont connus. « Nous utilisons l’eau du Tard, de l’écorce de chêne fourni par une entreprise locale et des peaux de vaches limousines en grande majorité mais aussi de Simmental, une race autrichienne » précise le directeur. « Nous cherchons les peaux les plus épaisses possibles car elles vont perdre 25 % de leur épaisseur après le battage au marteau mais auront 30 % de résistance en plus. »

Les peaux correspondent aux deux tiers arrière de l’animal. « Les vaches sont préférées aux bœufs en raison de la structure plus dense de leurs fibres » explique-t-il. Achetées à des négociants, elles ont été préalablement sélectionnées et découpées.
Laisser du temps au tan
Ces artisans tanneurs fabriquent des croupons de semelles (celles en contact avec le sol), des croupons première de montage (en contact avec nos pieds) et des croupons de sellerie pour la maroquinerie et les ceintures. « Aujourd’hui, 65 % du volume est destiné à J. M. Weston contre 85 % il y a sept ans » signale le directeur, « nous avons cherché un panel de clients le plus large possible pour se diversifier. Toutefois, le coeur de notre métier reste le cuir à semelles. » Les 7 500 croupons produits par an permettent de fabriquer 100 000 paires de chaussures.
Après salage, les peaux sont conservées en chambre froide à 4° pour éviter que les bactéries ne se développent. Le processus de transformation peut ensuite commencer pour que cette matière putrescible et odorante devienne du cuir imputrescible, résistant à l’abrasion et durable grâce au tannage végétal extra-lent. Tout est alors question de dosage pour laisser le temps au tan d’agir. La métamorphose complète va durer 12 mois. « Ce n’est que trois mois pour une tannerie traditionnelle » précise-t-il, « c’est parce que nous fabriquons des semelles qu’il faut ce temps là. »
D’abord, le « travail de rivière » dure 10 jours avec l’eau puisée dans le Tard. Les peaux sont trempées dans des foulons (de grands tonneaux) pour les dessaler, les nettoyer et les réhydrater. « Il faut avoir le bon PH pour que les tanins végétaux pénètrent bien car le tannage va stabiliser la matière » remarque-t-il. Les artisans tanneurs traitent 224 croupons maximum par semaine.

Vient ensuite la délicate étape de la « basserie » où tout est encore question de dosage. Suspendues sur des barres en bois, les peaux baignent dans des jus d’extraits végétaux de plus en plus concentrés de châtaignier et de quebracho, un bois argentin. Chaque semaine, elles changent de bassins et de bains, une opération qui dure deux mois et demi. La coloration brune du cuir arrive dès le premier bain. « Les extraits végétaux sont préparés sur place en ajustant la concentration » indique Sébastien Mariel, « un système de chauffage a été installé pour que la pénétration des tanins se fasse de la mème façon été comme hiver. » Cette étape a pour but d’épaissir les peaux.

Huit mois en fosses
Elles sont découpées en deux puis disposées dans des fosses profondes de 2,50 m. Une trentaine ont été construites sur le site à une date inconnue. Chacune contient 500 à 700 demi croupons. « On dépose un croupon puis des écorces de chêne et encore un jusqu’en haut comme un mille-feuille» nous précise-t-il « et on arrose avec un jus de châtaignier concentré. On referme avec un bouchon de chêne pour éviter les infiltrations pluviales, l’évaporation du jus et pour les protéger des UV. » Cette étape va durer 8 mois, le temps que l’acidification naturelle se fasse pour assurer la bonne fixation des tanins. Une étape importante pour que les cuirs résistent au battage au marteau final.

Plusieurs opérations sont réalisées pour améliorer leur qualité et esthétique. Essorées et contre-écharnées, les peaux sont déposées dans quatre foulons en iroko qui contiennent un mélange d’huile de foie de morue et d’huile synthétique pour nourrir le cuir. Tout est absorbé. Puis on les étire pour les mettre le plus possible à plat afin de masquer les rides naturelles et elles sèchent trois jours. Onze mois se sont alors écoulés.
Après un tri et un contrôle qualité, vient la finition au marteau réalisée une fois la commande passée. Cette opération requiert encore une parfaite maîtrise pour obtenir l’épaisseur voulue par le client, entre 4 et 5 mm pour les semelles J. M. Weston. Six à sept croupons sont traités à l’heure par le marteau qui frappe le cuir déposé sur du bois d’orme, le seul capable d’encaisser les chocs répétés.

Dans chaque croupon de 0,9 m², environ 12 paires de semelles sont débitées. Depuis 2020, la tannerie Bastin & Fils découpe aussi les croupons de semelles sur demande, un service de plus. « C’est une manière de mieux optimiser le produit » conclut le directeur, « on reste cependant attentif pour trouver des débouchés afin de valoriser nos chutes de cuir, quelques tonnes par an tout de même. » Encore une question de temps…
Texte : Corinne Mérigaud / Photographies : Brice Milbergue



