1er producteur français de chanvre au siècle dernier, le département de la Creuse se rêvait en territoire pionnier pour la production du cannabis thérapeutique en France. Mais le projet de « pôle d’excellence » initié en 2019 n’a pas toujours pas avancé et son avenir semble toujours incertain. Rencontre avec Jouany Chatoux, porteur du projet « Cannapôle 23 », au coeur de cette expérimentation.
« Accès interdit. Propriété privée. » Sur le portail de l’ancien centre informatique de l’Armée de terre de Féniers, de grosses chaînes et un cadenas interdisent l’accès, l’ambiance est austère et le site semble à l’abandon. C’est pourtant ici, dans les 850 m² de bâtiment enterré, devenu propriété de Haute-Corrèze communauté, que la première filière française de production de cannabis thérapeutique devait voir le jour… Mais sept ans après les prémices du projet, rien n’a bougé.
À quelques kilomètres de l’ancien site militaire, nous l’avons rencontré sur son exploitation, à La Ferme bio de Pigerolles. En 2020, l’agriculteur creusois avait monté avec des associés la structure « Cannapôle 23 » qui avait vocation à devenir un véritable pôle d’excellence en la matière, de la production à la recherche & développement, en passant par la formation et même une pépinière d’entreprises ! Une centaine d’emplois étaient évoqués, à terme…
Mais depuis, c’est le statu quo. « On est revenu sept ans en arrière. Les premiers impactés, ce sont les malades, c’est triste pour eux. On n’a aucune visibilité. » explique l’agriculteur. Ici, tout est pourtant prêt mais pour l’instant, seul les articles de presse de l’époque, affichés au mur, rappellent l’engouement médiatique initial autour du projet.
Ce projet de filière de cannabis thérapeutique, Jouany Chatoux y croyait. Et même s’il veut toujours y croire, il n’a pour l’instant aucune visibilité sur une possible concrétisation. « On avait identifié le site militaire qui correspondait bien à ce que l’on cherchait, avec la stabilité des températures nécessaire à l’intérieur. On avançait bien, et puis tout s’est arrêté », souffle t’il.
Tout s’est arrêté avec l’arrivée du Covid avant de s’enliser avec les changements successifs au ministère de la Santé et de l’Intérieur. Pourtant depuis 2021, avec le feu vert de l’Assemblée Nationale, une expérimentation thérapeutique sur le cannabis médical a été menée sur un panel de 1 800 patients français, pendant trois ans. Elle devait prendre fin au 31 décembre dernier, mais le ministère de la Santé l’a prolongée pour six mois de plus à l’automne dernier.
Eric Correia¹, est lui aussi pessimiste quant à à l’avenir immédiat du projet : « On est arrivé dans une impasse alors qu’on a prouvé les bienfaits du cannabis sur les patients. Le Professeur Nicolas Authier, médecin psychiatre au CHU de Clermont-Ferrand, a prouvé que le bilan de l’expérimentation sur les 1800 patients était positive » note l’élu. Mais si les tests ont bien été concluants, formaliser des arrêtés et décrets d’applications s’annonce bien complexe : « J’ai l’impression que la nouvelle ministre de la Santé (Mme Catherine Vautrin) est plutôt favorable. Mais le problème avec le cannabis thérapeutique, c’est que c’est un sujet interministériel, ça concerne à la fois le ministère de la Santé, celui de l’Agriculture, de l’Intérieur … ».
Car même si l’efficacité thérapeutique du cannabis a été prouvée, la sécurité qui entourera nécessairement un éventuel usage médical en France risque fort de faire « tiquer » Place Beauvau » où l’heure est plutôt à la « guerre » contre les narcotrafiquants…
¹ Président de la CA du Grand Guéret, Eric Correia avait demandé en 2017 (alors qu’il était conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine à l’époque), à ce que la Creuse soit le département pilote dans la production de cannabis thérapeutique (via le Plan particulier pour la Creuse).
Du cannabis « bien-être », en attendant…
Une tonne et demi de cannabis médical produite par an, de 25 à 40 emplois créés pour la filière… Voilà en quelques chiffres ce qu’avait imaginé Jouany Chatoux et ses collaborateurs. Aujourd’hui, « Cannapôle 23 » existe toujours. « À côté, on a lancé une production de cannabis bien-être », reprend l’agriculteur associé à trois autres personnes et qui a embauché trois salariés. Il poursuit : « Au moment où l’on parlait du projet de cannabis thérapeutique, le CBD (cannabidiol, une substance présente dans la plante du cannabis mais n’est pas classé comme stupéfiant ou psychotrope) arrivait en France. On s’est dit qu’en attendant, on allait produire ce CBD. »
La Ferme produit entre 8 et 15 hectares de chanvre en extérieur par an. « Le chanvre est une plante adaptée au territoire, elle est résiliente », explique le porteur du projet. Depuis près de six ans, un vrai laboratoire a vu le jour dans le bourg de Pigerolles. L’entreprise y conditionne du CBD-CBG pour des infusions et y fabrique des huiles de soin, des baumes ou encore des produits cosmétiques, en attendant de pouvoir enfin lancer le grand projet de production de cannabis thérapeutique.
Même s’il garde la foi dans son projet, Jouany Chatoux n’a pas beaucoup d’espoir pour les mois à venir : « Il y a trop d’incertitudes. On est sur une problématique intellectuelle. Jusqu’aux prochaines élections présidentielles, on est bloqués. » Un avis partagé par Eric Coreia, pour qui rien ne devrait bouger avant 2027.
Alors que plus de 20 pays européens (sur 27) ont déjà autorisé l’usage du cannabis médical, les patients français vont devoir encore patienter avant d’accéder à des médicaments à base de « THC ». Et de là à ce que ce cannabis thérapeutique soit produit en Creuse, même dans un bunker ultra-sécurisé, la route semble encore longue, très longue…