Des chaines antidérapantes et un canot à hélice aérienne : les incroyables inventions de Audax à Bellac il y a 100 ans !

Il y’a plus d’un siècle, une entreprise de Bellac commercialisait à grande échelle des produits particulièrement innovants pour l’époque : des chaines antidérapantes et un incroyable canot à hélice aérienne, vendus sous la marque « Audax ». Il ne reste aujourd’hui presque aucune trace de cette incroyable épopée industrielle qui a commencé dans la campagne limousine au tout début du XXème siècle…

Si vous demandez à Google ou à ChatGPT de vous renseigner sur la société « Audax » à Bellac, vous pourrez tout au mieux acquérir un vieux porte-clé mentionnant pour téléphone le « 20 » à Bellac ou une vieille paire de chaines sûrement un peu juste pour vos pneus modernes… Et pourtant, on peut retrouver de nombreuses publicités pour les fameuses chaines antidérapantes « Audax » dans les archives des quotidiens et des journaux spécialisés dans l’automobile des années 1920 à 1950.

Des publicités pour les chaînes « Audax » dans la Dépêche de 1927, la Revue économique du Centre-Ouest de 1932, la Revue des Usagers de la Route de 1939 ou en encore les Échos de 1954… source : galica.bnf.fr

Pour remonter aux origines d’Audax, il nous aura fallu compulser de nombreux journaux d’époque, des registres du recensement du Bellac des années 1920 dans les archives départementales et même des brevets industriels du début du siècle dernier pour retrouver la trace d’un certain Lucien Ravier…

Lucien Ravier, un ingénieur ingénieux dans la campagne haut-viennoise…

Au début des années 1900, la « fée électricité » commence à illuminer la Haute-Vienne et les premières usines hydro-électriques s’installent peu à peu sur les bords de la Vienne et de la Gartempe. C’est dans ce contexte de modernisation que M. Lucien Ravier, diplômé des Arts & Métiers de Châlons, arrive en 1910 à Bellac après être passé par les Établissements Decauville, les Tréfileries du Havre et les papeteries du Limousin à Saint-Junien…

Ingénieux, Lucien Ravier met au point la première « machine à souder la chaine par procédé électrique », et décide d’implanter une usine moderne de fabrication de chaines en fer et en acier à Saint-Ouen-sur-Gartempe, alimentée par le barrage voisin de la Chèze.

Dessins des brevets des machines à souder la chaine par procédé électrique de Lucien Ravier (1912 et 1913) / source : worldwide.espacenet.com

Pionnière dans son secteur, l’usine de chaines Ravier subvient dans un premier temps aux forts besoins liés à l’activité agricole de la région.

Dans le recensement de 1921, on retrouve de nombreux habitants employés chez « Ravier » : mécanicien, forgeron, métallurgiste, serrurier, électricien, tourneur, soudeur, employé de bureau, journalier… L’usine de chaines de Bellac est l’un des principaux employeurs de la ville et, si la grande majorité des employés sont des hommes, il n’est pas rare de retrouver des femmes dans la liste, notamment aux postes de soudure.

Extrait du recensement de la population de Bellac en 1921 / Source Archives Départementales de la Haute-Vienne, cote 6M24-1921

La naissance des Chaîneries Limousines : un heureux quiproquo !

C’est surtout après la « Grande Guerre » que l’entreprise va connaitre un très fort développement et devenir le leader de son secteur.  En 1921, soit 10 ans après sa création, l’entreprise de Lucien Ravier est le premier producteur français avec 5 tonnes de chaines par jour ! Sa capacité de production lui permet de répondre à des commandes colossales de dizaines de kilomètres de chaines, notamment pour les Chemins de Fer de l’État.

Publications des résultats d’appels d’offres dans « La Journée industrielle » 1922 et 1924

Et si Lucien Ravier est bien sûr à l’origine de ce succès, il n’en est pas l’unique artisan. Vers 1920, un certain Robert Piat, fils d’une famille d’industriels de la région de Roubaix, va en effet le rejoindre suite à incroyable quiproquo : reclassé après avoir été blessé pendant la guerre, Robert Piat recherche un travail à proximité de la capitale. Il répond à une annonce pour un poste à Saint-Ouen et, après une réponse positive de Lucien Ravier, découvrira avec surprise qu’il a décroché un emploi à Saint-Ouen (qui ne sera rebaptisé « -sur-Gartempe » que plus tard) en Haute-Vienne et non « sur Seine » !

Le hasard fait cependant bien les choses, les deux hommes s’associent et s’attaquent à de nouveaux marchés dans l’industrie et le commerce. Ils construisent rapidement une seconde usine hydroélectrique sur la Gartempe (barrage de Chôme) et une seconde usine de chaine à Bellac. La société des « Chaîneries Limousines » est créée en 1923, alors que de leur côté les « Usines électriques de la Gartempe » turbinent à plein régime et alimentent tout le secteur de Bellac au Dorat en électricité !

Extrait de « L’illustration économique et financière » source : galica.bnf.fr

L’aventure « Audax », pionnier de la chaine antidérapante grand public

A son origine, l’usine créée par Lucien Ravier était destinée à la production de chaines pour l’agriculture ou l’industrie. Mais le « Gadz’art » avait de la suite dans les idées et il s’intéressa rapidement à un produit innovant et prometteur : les chaines à neige, inventé par l’américain Harry D.Weed en 1904, dont l’usage en France est d’abord cantonné aux véhicules militaires.

Dès 1918, il s’était associé à un certain Eugène Jules Houdry¹ pour créer la société « Houdry & Ravier » dont l’objet initial était « l’étude et la prise de brevets d’invention concernant les dispositifs d’antipatinants pour autos et camions ». En 1919, la société Houdry-Ravier commence à vendre des chaines universelles et, dans les années qui suivent, dépose une dizaine de brevets en lien avec ces chaines antidérapantes universelles.

Premier brevet de chaine universelle par Jules et Eugène Houdry (source) / Publicité pour les chaines universelles Houdry-Ravier dans « Cycle et automobile industriels » en 1920 (source galica.bnf.fr)

Cette première aventure « Houdry-Ravier » semble pourtant tourner court mais Lucien Ravier n’abandonne pas l’idée. La marque « Audax » à Bellac fait son apparition à partir de 1926 et devient très vite la référence des chaines antidérapantes françaises. Dans les années qui suivent, Audax innove, en améliorant notamment les garnitures et le système de tension des chaines, et décline ses chaines pour tous types de véhicules et tailles de pneus.

Un prospectus de présentation des chaines antidérapantes « Audax » de 1932 © DR, en vente sur ebay

Robert Piat décidera de retourner dans sa région d’origine vers 1934 pour créer une autre entreprise, puis Lucien Ravier décédera subitement en 1937, à l’âge de 54 ans, mais les Chaîneries Limousines continueront à produire des chaines « Audax » pendant quelques années, avant de se recentrer sur la fabrication de chaines industrielles. Au début des années 60, l’entreprise est mal en point par manque d’investissements et de modernisation, mais M Régent, gendre de Robert Piat, décide de reprendre les commandes et fait construire une usine plus moderne pour lancer la production des chaines à haute résistance qui font encore la réputation des Chaîneries Limousines aujourd’hui.

L’entreprise bellachone emploient encore 75 salariés aujourd’hui à Bellac et, après avoir été vendue au groupe Tréfilunion-Sacilor dans les années 1970, la société appartient aujourd’hui au groupe autrichien Pewag, qui fabriquait déjà au début du siècle dernier… des chaines antidérapantes !

Le canot à hélice aérienne

Si cette l’aventure des chaines antidérapantes « Audax » méritait d’être dépoussiérée, un autre pan de l’association entre Lucien Ravier et Robert Piat est encore plus savoureux : Celui de leur épopée dans un incroyable canot à hélice aérienne de leur propre conception !

En 1890, Clément Ader réussit l’exploit inédit de faire voler son « Éole » sur une cinquantaine de mètres marquant ainsi le grand début de l’histoire de l’aviation. Pour réaliser cette prouesse, le français a inventé un aéronef propulsé par une hélice de 2.6 m de diamètre qui tourne grâce à un moteur à vapeur de 20 chevaux. Ce principe d’hélice motorisée va alors inspirer de nombreux inventeurs qui vont rivaliser d’imaginations pour concevoir des moyens de transport propulsés par hélice aérienne : des aéronefs bien sûr mais aussi des bateaux, glisseurs, trains, pirogues !

Inspirés par la vogue ambiante de l’hélice aérienne, Lucien Ravier se lance donc dans la conception d’un canot propulsé par une hélice aérienne et suffisamment léger pour être facilement transportable. Il mettra au point au moins un exemplaire de son canot et se lancera même en 1926, en compagnie de Robert Piat et d’un 3ème acolyte, dans un incroyable canotage de 290 km sur la Vienne puis sur la Loire, de Montmorillon et Nantes. Réalisé en 5 jours et avec seulement 65 litres d’un mélange d’essence et d’huile, cet exploit sera d’ailleurs relayé dans les journaux de l’époque.

La plan du canot à hélice aérienne « Audax 3 1/2 », signé Lucien Ravier, ingénieur A&M (collection de M François Régent) © Actus Limousin
Robert Piat et Lucien Ravier essayent le canot dans les environs de Bellac (collection de M François Régent) © Actus Limousin
Carte du « canotage » de 290 kilomètres entre Montmorillon et Nantes (collection de M François Régent) © Actus Limousin

Le fameux canot sera ensuite exposé un temps au « Musée régional d’Échantillons de Limoges » (installé à l’emplacement de l’actuel Musée des Beaux Arts) qui présentait alors une sélection des meilleurs produits et savoir-faire de la région (tapisserie, porcelaine, ganterie, bonneterie, pierre, fibres de bois…). Il était aussi commercialisé par les grands magasins « Mestre et Blatgé » sans que l’on sache toutefois si le moindre exemplaire fut vendu…

 

Une épopée comme celle de « Audax » témoigne de l’ingéniosité déployée à l’époque par Lucien Ravier et ses compères pour créer et développer des entreprises innovantes, même au « fin fond » de la campagne limousine. Ce genre d’histoire inspirante se perd malheureusement dans les tréfonds des archives et il y a une forme d’urgence à en faire un inventaire car nous risquons rapidement de souffrir d’une forme d’amnésie industrielle…

¹ Eugène Jules Houdry sera par la suite l’inventeur de nombreux procédés fondamentaux encore utilisés aujourd’hui pour la production industrielle de carburants, notamment le « craquage catalytique ». Il est à l’origine de plus de 230 brevets et inventa aussi le pot catalytique…

Sources principales : Galica BNF, Retronews, INPI, Espacenet, M François Régent

Un grand merci à Madame Jeanne-Marie Principaud et Monsieur Colombo pour les indices et à Monsieur François Régent pour son témoignage et ses archives photographiques. Cette histoire est bien sûr incomplète, si vous connaissez d’autres pans de l’aventure « Audax » n’hésitez pas à nous les communiquer !

Brice Milbergue
Brice Milbergue
Rédacteur en chef d'Actus Limousin
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