La société « Verso Energy » lance une étude de faisabilité pour construire une « giga- factory » à proximité du site Sylvamo de Saillat-sur-Vienne, pour transformer le CO2 rejeté par l’usine de papier en « carburant durable pour l’aviation »… Un projet qui se veut vertueux mais qui pourrait pourtant être très gourmand en eau et en électricité. Un bel exemple d’une transition énergétique qui avance ou d’un certain greenwashing industriel ambiant ?
La société Verso Energy, spécialisée dans la production industrielle d’énergies renouvelables, va réaliser une étude de faisabilité pour la construction d’un site industriel à grande échelle à proximité de l’usine de production de papier de Sylvamo à Saillat-sur-Vienne. L’objectif de ce projet : profiter des 630 000 tonnes de CO2 rejeté par l’usine Sylvamo pour fabriquer, en le mettant en contact avec de l’hydrogène, du « eSAF » : un carburant durable pour l’aviation.
Le secteur a en effet de l’avenir puisque la réglementation européenne « ReFuelEU Aviation » prévoit l’obligation, pour les compagnies aériennes, d’utiliser 1.2 % de carburant synthétique à partir 2030 pour atteindre progressivement 35% d’ici à 2050. Même si il sera plus cher que le « fuel fossile », ce carburant « durable » devrait être très recherché à l’avenir car le secteur aérien ne montre aucun signe de vouloir réduire la voilure…
Sur le papier donc, tout est beau : un projet qui recycle du CO2 pour produire un carburant durable, 1 milliard d’euros d’investissement à la clé (!), 1000 emplois induits par un chantier qui pourrait durer 3 ans, 300 emplois locaux quand le site sera en activité… Parfait ! Mais s’il y’a de quoi faire briller les yeux des acteurs économiques locaux, ce genre de projet soulève quand même pas mal de questions sur l’impact local d’un nouveau site « à grande échelle » à proximité immédiate du site industriel déjà géant de Sylvamo à Saillat.
Déshabiller Pierre…
Site industriel majeur de la Haute-Vienne depuis plus de 100 ans, le site papetier de Sylvamo (ex-International Paper) à Saillat-sur-Vienne est un fort pourvoyeur d’emploi sur le territoire. Il en est aussi l’un des principaux consommateurs d’eau (24 Millions de m³ d’eau prélevé /an dans la Vienne, restitué à 94%). L’usine fait d’ailleurs partie de ces 50 sites industriels français qui consomment à eux seuls près de 25% de l’eau utilisée par l’industrie dans l’Hexagone.
Depuis 1993, le site papetier de Saillat-sur-Vienne s’est pourtant engagé dans une réduction massive de sa consommation d’eau et continue d’optimiser ses process. Sylvamo fait aussi partie des industriels qui se sont engagés, dans le cadre du « Plan Eau« , à une réduction de leur consommation en mettant en place des plans de sobriété hydrique. L’objectif annoncé par le groupe est même de réduire de 25 % sa consommation globale d’eau quand l’objectif du « Plan Eau » est d’atteindre 10% de réduction globale à horizon 2030…
Pour faire simple, même si l’impact d’un tel site industriel n’est certainement pas neutre sur l’environnement local : le site papetier de Saillat est un acteur économique historique sur le territoire et semble faire des efforts pour réduire, autant que le jeu industriel le permet, son impact sur le milieu hydrique local.
… pour habiller Paul !
L’étude de faisabilité devrait durer 12 à 18 mois, et le projet « LICHEN » de Verso Energy est pour l’instant loin de la « première pierre », mais son ampleur pose question sur sa viabilité globale. Pas d’un point de vue financier, car le marché du carburant ne connait pas la crise, mais sur son impact local et le bien-fondé de sa production. On vous explique !
- Le projet « LICHEN » nécessite l’implantation de 4 unités de production et donc de vastes emprises foncières, des sites sont à l’étude sur Saillat (87) et Etagnac (16),
- Pour fabriquer du « eSAF » en quantité industrielle (prévision de 150 000 tonnes/an¹), il va falloir beaucoup d’hydrogène dont la production va quant à elle consommer énormément d’eau et d’électricité,
- le CO2 utilisé pour fabriquer le carburant durable est « biogénique », c’est à dire que son flux est considéré nul (le CO2 émis par la combustion du bois avait été capté par l’arbre), mais sera quand même re-émis dans l’atmosphère par l’avion qui l’utilisera…
Pour avoir une idée de la consommation d’eau de la production d’hydrogène à envisager vu la taille du site, on s’est penché sur un autre projet de Verso Energy : le projet CarlHYng dans la commune de Carling en Moselle.
Problème de mathématiques
NB : ces calculs se basent sur les informations indiquées par Verso Energy et l’association France Hydrogène. Il ne s’agit pas du résultat d’une étude poussée mais d’une estimation pour disposer d’un ordre d’idée de la consommation d’eau du projet envisagé à Saillat…
- Avec 3 unités, le site de Carling pourra produire 51 000 tonnes d’hydrogène / an et aura une consommation d’eau estimée à 110m³/heure,
- Pour produire 150 000 tonnes d’eSAF par an, il faudra 95 000 tonnes d’hydrogène ¹
- La consommation nette d’eau nécessaire à la production d’hydrogène renouvelable par électrolyse est de l’ordre de 9 litres par kilogramme (sur 20 litres prélevés) ²
Quel est donc le surplus de consommation d’eau potentiel du projet « LICHEN » ?
Pour produire 1 tonne d’hydrogène à Carling = (110 m³ x 24 h x 365 j) / 51 000 = 18.9 m³
Pour produire 95 000 tonnes d’hydrogène à Saillat = 18.9 x 95 000 = 1 795 941 m³
Consommation nette annuelle du projet « LICHEN » : 1795 941 x (9/20) = 807 723 m³
Bonus : quelle est la consommation nette de Sylvamo à Saillat ?
Consommation nette annuelle = 24 millions de m³ – 94% de restitution = 1 440 000 m³
« Objectif 2030 » de Sylvamo, – 25% de sa consommation nette : – 360 000 m³
D’un côté, Sylvamo s’engage à réduire sa consommation nette d’un ordre de 360 000 m³, et de l’autre, le projet de Verso Energy veut établir une synergie « vertueuse » avec le site de Saillat mais en faisant augmenter la consommation d’eau de l’industrie locale de plus de 800 000 m³, soit l’équivalent de la consommation annuelle (en eau potable) de près de 22 000 personnes…
Énergies renouvelables Vs Greenwashing…
Le projet « LICHEN » va bien sûr devoir passer les dures épreuves de l’étude de faisabilité et des enquêtes publiques et environnementales etc… avant d’éventuellement voir le jour, mais il illustre quand même à merveille le paradoxe qui règne aujourd’hui trop souvent autour de la production d’énergies renouvelables : bien loin de rationaliser nos consommations, on les reporte vers d’autres ressources et au bout du compte, on les augmente.
Un tel projet qui vise finalement à transformer 800 000 tonnes d’eau en 150 000 tonnes de carburant est sans vergogne présenté comme vertueux. Sur le plan économique, sans aucun doute, mais du côté de la « durabilité », on reste quand même très loin du compte ! Certes, cette année nous ne manquons pas d’eau (loin de là) en Limousin mais les sécheresses des deux dernières années ne sont pas qu’un lointain souvenir…
Il semblerait donc judicieux, avant de s’émoustiller devant de tel projet, de se demander si ils sont vraiment si pertinent pour notre avenir, et si le fait de puiser des centaines de milliers de m³ d’eau, dans le milieu hydrique local, pour les transformer en carburant pour l’aviation a vraiment du sens ? On en doute… et on ne s’est même pas encore intéressé à comment serait produite la grande quantité d’électricité nécessaire pour faire tourner les unités de production d’hydrogène essentielles pour transformer le CO2 en eSAF…
¹ « Une giga-factory pour décarboner l’aviation près de Limoges » – AQUI – 26/06/2024